C'est soir de fête au m*n*bar. Dans les étages, les ateliers, vidés, sont pour une fois toutes portes ouvertes. Sur cinq niveaux, on célèbre la fin d'une certaine époque. Le déménagement est prévu pour la fin du mois. Il y a peut-être 500 personnes dans les escaliers, si on s'arrête au 4ème étage on trouve un petit musée, où on peut acheter des masques (des photos "grandeur nature" des visages des acteurs majeurs du lieu), et des sortes de maquettes du m*n*bar, en carton découpé, on peut s'amuser à placer les gens en carton derrière le compoir. Je vois passer un mec avec le visage cartonné de J sur l'envers de la tête.
C'est bien plus tard qu'il faudra arrêter la musique et débrancher un temps les hauts parleurs, quand les flics viendront faire un tour dans le quartier, pour l'instant la fête ba son plein, les gens ont des looks insensés, et ceux "de la maison" sont déguisés en mickey et minnie. C'est un contre-disneyland, là où les enfants auraient grandi à la bière, se seraient aimés dans les ateliers et vécu dans l'illusion que rien n'allait jamais changer. Dix ans après, ce serait donc la fin.
Au 3ème, une pièce est plus calme que les autres, les murs recouverts de phrases au pinceau, avec une autre au feutre qui semble plus récente "On a déjà connu des temps plus rudes". Dans cette pièce-là, pas de musique, et la lumière tamisée. Sur la porte, d'une belle écriture rouge, on comprend que c'est l'ancien atelier de J, je souris malgré moi, j'aurais du m'en douter.
Ici, on ne sait jamais très bien qui est qui, ce doit être une règle tacite de ne pas parler du passé. Alors parfois, moi la petite nouvelle, je suis légèrement ridicule, comme quand je "présente" J à ce mec avec qui je parle de tout et de rien. Le mec, froidement, me dit qu'il le connait depuis quinze ans, et qu'il a vécu ici cinq années de moins. C'est dit sans ironie, il ne se moque pas de moi, c'est comme ça. Heureusement je sais qui est cette fille aux cheveux roses au 4ème, avec qui je ne commettrai jamais d'imprudence : c'est son ex, c'est "la rupture", c'est la dépression. Une pièce maîtresse sur l'échiquier.
J'ai l'impression d'être la seule eblouie par ce que je vois, les gens déambulent et rigolent, il y a beaucoup plus de visages que je ne connais pas que d'habitude, il y a même pour une fois des français que je soupçonne d'être erasmus, qui se baladent avec cet air détaché que je déteste, genre on a fait ça toute notre vie. Seuls les gens de la maison ont les yeux moins brillants, la retenue de ceux qui font leur "boulot", enterrer dignement l'endroit, en un mois de festivités diverses, amuser la galerie loin des histoires de procès, d'expulsion et de parenthèse à refermer qui sont devenues leur activité principale.
Un collègue de J connaît mon prénom, et j'en suis presque fière, il me parle de lui, je me coule dans la tendresse que j'essaie de cacher, tout est ambigu mais je ne fais plus attention, je sais exactement quelle est la limite verbale à ne pas dépasser dans ces cas-là, et puis je n'oserais jamais prétendre à quelque titre que ce soit, je me suis résolue à ce qu'au pire on me prenne pour une jeunette énamourrée qui serait tombée sous son charme. Cette fille aux cheveux roux s'inquiète de ce que je la déteste peut-être, on a du échanger trois mots jusque là, ce soir elle est bourrée comme à chaque fois que je l'ai vue, "une fois je suis rentrée chez J et tu étais là, vous étiez très proches, et je vous ai dérangés, je suis désolée, je ne voulais pas, et puis tu sais j'ai essayé avec lui mais ça n'a jamais jamais marché". Cette fille me donne mal à la tête, mais je trinque avec elle à la bière qu'elle me tend, je lui dis que je n'ai jamais rien eu contre elle. C'est Christophe qui prend le relai, lui sans prononcer le nom de J, "je me demande quand tu vas te réveiller, te révolter, tu sais exactement de quoi je parle", il n'a jamais été question de mes amours avec ce mec que j'aime bien mais que je connais peu, je suis troublée.
Tout le monde en sait infiniment plus que moi.
Peut-être mais moi je capte l'air de cette soirée, l'air de cet endroit, l'air de ces dix années que je n'ai pas connues, et ça me fatigue, ça m'atteint, cette atmosphère de fin de partie, même une que je n'ai pas jouée. Je suis tellement pleine de respect pour tout ça que ça me paralyse, j'ai du mal à être spontanée, c'est un comble, je regarde mais je n'oserais jamais toucher, même pas avouer de l'envie, ou au moins l'envie de trouver un endroit pareil ailleurs pour moi et de m'y faire une place.
A 7h il est finalement l'heure d'aller se coucher, je ne rêve plus que de m'écrouler dans les bras de J depuis longtemps déjà, mais la porte se referme sur nous pour l'entendre dire qu'il voudrait partir loin, qu'il voudrait être seul, il le dit dans mes bras, et il a trois amis chez lui cette semaine. J'ai encore suffisamment de lucidité pour capituler, ce matin il est enfin à côté de moi, couché les yeux ouverts, il se lève trop vite, je vois bien que ça ne va pas, on a dormi 3h, je pars vite, je prends le S-Bahn qui fait le tour de Berlin, je fais un tour complet de la ville, je fixe la fenêtre pour cacher mes yeux rouges de larmes, mais je n'arrive pas à tenir jusqu'à la maison, pas assez dormi, et je sais qu'il faut que je pense à moi et que je parte, que je me tire vite fait, je vois pour la première fois toute la tristesse de cette histoire, les rires sont anciens, je n'ai presque plus le choix mais je sais que je joue à me faire peur en prenant une décision, je sais que je vais être patiente encore, que je peux comprendre, que je peux encaisser, mais que de toute façon la fin sera très triste quoi que je fasse.
C'est toujours la même histoire.
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